Je crois au mauvais œil

Le mauvais œil, «l’aïn», fait peur. Nous autres arabo-musulmans et surtout maghrébins, nous y croyons fermement et un peu plus que les autres. Et nous essayons de nous en prémunir, tout le temps! Même les sceptiques sont amenés à y croire. L’histoire de Soufiane.

Pour ceux qui y croient, un regard n’a pas besoin d’être haineux pour causer à celui qui en est victime des déboires. Les hadiths religieux et le Coran en parlent. On peut lutter contre, disent les anciens, par les prières ou par des méthodes païennes.

Les gens, aujourd’hui, mélangent tout, amulettes de versets de Coran protectrices, Roqya, mains de Fatima, fumigations de harmel et chebba, fonte du plomb… Tout y passe, seul compte le résultat. Soufiane est jeune. Il revient au pays après des années d’absence et il découvre «l’aïn». Il raconte.

«J’ai 30 ans et j’ai été, pour la première fois de ma vie, en contact avec «le mauvais œil». Je n’en avais jamais entendu parler, jusqu’à ce voyage que je n’oublierai jamais de ma vie. Je suis enfant issu d’un couple mixte divorcé et j’ai toujours vécu en France avec ma mère. Le Maroc, j’y étais venu étant petit quatre ou cinq fois pendant mes vacances scolaires. Mais au fur et à mesure que je grandissais, je préférais aller avec mes amis visiter d’autres pays. Ma mère étant française et n’ayant jamais vécu dans le pays d’origine de mon père, elle ne connaissait presque rien aux coutumes, ni aux traditions marocaines. Je n’avais pas non plus de relations trop rapprochées avec mon père qui, lui, était retourné vivre chez lui, s’était remarié et avait eu d’autres enfants. Je n’ai ressenti le besoin de me rapprocher de lui que quand j’ai voulu me marier avec Samira, la femme de ma vie qui était étudiante en France. J’ai donc décidé de faire part de mes intentions à mon père. Très heureux d’apprendre la nouvelle, il m’a félicité pour mon choix et m’a recommandé de le rejoindre pour faire les choses dans les règles de la pure tradition. J’avais terminé la formation que je suivais et avais encore deux mois de liberté avant d’être embauché dans la boîte où j’avais déjà fait un stage. Sans attendre, j’ai pris la route vers le Maroc pour aller rejoindre Samira et en faire mon épouse légitime. En quelques jours, me voilà attablé avec mon papa que je n’avais pas vu depuis si longtemps. Il y avait aussi toute la famille. Tous étaient venus voir comment j’avais grandi, mais aussi savoir en détails ce qui m’avait fait venir. Ma grand-mère, mes oncles, mes tantes, mes cousines, mes cousins, mes jeunes demi-frères et sœurs, tous étaient aux petits soins avec moi et me posaient mille questions. Ils me demandaient quels étaient mes diplômes, si j’avais un travail et ce que faisait Samira, comment je l’avais connue, si j’avais un appartement et assez d’argent pour prendre en charge un ménage, comment ma mère avait réagi et si elle aimait Samira… Ils voulaient aussi que je leur présente vite celle qui allait devenir un nouveau membre de la famille. Le lendemain, j’invitais donc Samira à venir chez nous. Nous avions de la chance, parce que nos deux familles vivaient dans la même ville. Ce jour-là, c’est vrai, il y avait beaucoup trop de monde, mais elle s’en était bien sortie. Or, en la ramenant chez elle, je la sentais différente. Nous nous sommes même pris la tête pour un rien. Elle m’avait reproché d’avoir précipité les choses avec mon invitation. Elle, qui d’habitude était si douce, avait vraiment pris un ton que je ne lui avais jamais connu. Le lendemain, j’essayais de l’appeler sur son portable, elle ne répondait pas. Je décidais donc d’aller chez elle. Il n’y avait personne. Ebahi, je restai là jusqu’à ce qu’apparût quelqu’un. Trois heures plus tard, je fis connaissance de mes futurs beaux-parents. Ils avaient une mine déconfite et m’expliquaient qu’ils revenaient de la clinique où avait été hospitalisée Samira de toute urgence, à 5 heures du matin. Elle avait eu une crise d’appendicite et avait été opérée sur le champ. Sur le chemin, je conduisais machinalement, j’étais tellement préoccupé par cette mauvaise nouvelle que, sans prendre garde, je percutai de plein fouet un camion, arrêté en double file, qui déchargeait des caisses de limonades. Je n’ai pas été blessé, mais ma voiture était fichue. En catastrophe, j’ai appelé mon père à mon secours. Il n’arrêtait pas de dire «Bissemillah arrahmane arrahim». Il m’avoua avoir frôlé la crise cardiaque et qu’il avait évité pas mal de collisions. Ma future femme était à l’hôpital, ma voiture était bonne pour la casse. Je ne me doutais pas que c’était loin d’être terminé. Le soir même, je recevais sur ma messagerie une lettre de regrets de la firme pour laquelle je devais travailler. Il m’était expliqué que des raisons hautement confidentielles ne leur permettaient plus d’embaucher. Je n’en fis part à personne, mais j’étais dans de beaux draps. Le lendemain, c’est ma mère qui me réveilla en catastrophe. L’un de mes voisins l’avait appelée parce qu’une fuite d’eau avait ravagé mon appartement. Pour moi, rien n’allait plus. La roche Tarpéienne était proche du Capitole. A table, en parlant de mes nouveaux malheurs à mon père, ma grand-mère, très agitée, jurait que j’étais victime du mauvais œil. Je découvris, pour la première fois, quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler. Je voulais en savoir plus sur ce phénomène complètement irrationnel. Il suffisait d’un seul regard, pour exterminer la vie d’une personne. Mon père essaya de lui dire de ne pas m’assommer avec ces croyances de bonnes femmes… Je l’arrêtais en prenant à part ma grand-mère, parce que ma curiosité était déjà piquée. Ma grand-mère se mit à m’expliquer ce phénomène en l’illustrant de récits, de paroles «hadiths» du Prophète Mohammed (SAS), d’incantations religieuses et de recettes miraculeuses pour en déjouer la puissance néfaste et maléfique. «Le mauvais œil, disait-elle en touchant la table en bois, est redoutable, mon fils. Il peut être provoqué par l’envie, la jalousie ou l’admiration. Certaines personnes sont plus vulnérables à sa puissance que d’autres, particulièrement les tout-petits enfants encore innocents et les personnes belles, généreuses ou de bonne foi. Il n’y a rien de plus protecteur contre ‘‘l’aïn’’ qu’un cœur pur, sans jalousie, et de dire ‘‘que la baraka d’Allah protège ce que j’ai vu’’ et ne pas hésiter à contrer les influences maléfiques avec des fumigations de chebba et harmel. Les raisons de ce choix sont vieilles comme le monde. C’était du temps où les transports se faisaient par chameaux dans le désert. Les caravanes de chameliers chargées de produits et qui faisaient les livraisons évitaient toujours de passer par une route qui menait à une tribu connue pour avoir un mauvais œil. Par malchance, alors qu’un vent terrible s’était levé, les caravaniers, sans le savoir, avaient légèrement modifié leur itinéraire et n’ont pu l’éviter. Ils avancèrent jusqu’au soir et campèrent. Le lendemain matin, à leur réveil, presque tous les commerçants avaient trouvé leurs bêtes étendues mortes. Les seules qui avaient été épargnées étaient celles qui transportaient la pierre d’alun et la «rhue sauvage». Depuis, il n’y a pas une seule famille arabe qui n’en possède pas. Moi, j’ai un autre petit secret d’une efficacité qui dépasse l’entendement et que je vais te révéler. Ce rituel a sauvé ton grand-père d’un redoutable concurrent, qui épiait toutes ses transactions, de jour comme de nuit. Il voyait son commerce et sa santé couler de jour en jour. Une vieille cousine à qui je me confiais m’avait recommandé une technique et, sans qu’il le sache, je l’avais essayée. Avec son aide, j’ai fait fondre plusieurs fois du plomb, que je jetais dans une bassine pleine d’eau sous laquelle on avait mis sa photo. Ce plomb avait éclaté plusieurs fois. Ton grand-père qui ne fermait pas l’œil depuis des mois avait très bien dormi ce soir-là. Le lendemain, il revint extrêmement content: il avait conclu plusieurs affaires. Je n’ai jamais cessé de faire ça, au moins une fois par mois, à tout le monde. Jamais je n’en ai parlé à personne».

J’embrassai ma grand-mère avec toute ma tendresse, mais je n’étais pas prêt psychologiquement à y croire. Il est vrai que j’étais assailli par des turbulences, mais je ne voyais pas comment tout cela pouvait être évité ou arrangé par du plomb ou des fumigations. Ce qui m’a fait changer d’avis, ce sont les événements qui me sont tombés dessus, plus tard. Mon ordinateur tomba en panne et ma montre que j’avais au poignet n’y était plus. En sortant pour fouiller les rues par lesquelles j’étais passé pour aller m’acheter des cigarettes, juste avant, je me suis fait renverser par une bicyclette. Etendu sur le sol, j’avais le nez en sang. En quelques heures, j’ai été défiguré, dépossédé de ma montre qui m’avait coûté une fortune et mon ordinateur, qui me reliait au monde, était out.

Je rendis les armes, je m’en fichais complètement de ce qui était logique ou pas, je n’en étais plus à faire des analyses scientifiques, ni religieuses. Je me retrouvai suppliant ma grand-mère de me délivrer de ce maudit «aïn». Depuis, tout s’est peu à peu rétabli. Je me suis marié un mois plus tard. Ma grand-mère, que Dieu la préserve, continue de me protéger… Et je crois désormais au mauvais œil».

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