Amine, 67 ans, retraité, est marié et père de trois enfants. Cet homme ne cache pas son goût étrangepour les altercations qui éclatent entre individus lors du mois deRamadan. Voici ce qu’il raconte de ce curieux penchant…
«Je suis un homme qui adore mater les disputes du mois de Ramadan. Et je vais vous parler de ma routine de tous les jours de ce mois sacré. Franchement, cette exécrable histoire de confinement, nous nous en souviendrons. Depuis deux ans, à cause de ce virus, je me suis morfondu d’ennui durant les mois de Ramadan. Vraiment, mon petit péché mignon, il me tardait de le retrouver!
Restez patients et je vais vous en dire plus. Parce qu’avant, j’aimerais que vous compreniez que je trouvais insupportable l’accueil réservé à mon nouveau statut de retraité. Alors passer deux années consécutives en étant coincé entre quatre murs avec une femme hystérique atteinte de la crise de la ménopause, c’était le bouquet! Sans parler de deux mois de Ramadan passés avec elle et rien qu’avec elle, sans distraction aucune. Mon Dieu, j’en ai froid dans le dos rien que d’y repenser.
Ce qui est très regrettable, c’est que j’ai eu tout faux de croire qu’elle et moi à la retraite, nous allions enfin profiter du temps qui nous reste à vivre tranquillement. Rien du tout! Je peux vous dire que ce n’est pas du tout jojo d’être douché ou atomisé à tout bout de champ par sa moitié qu’on a toujours cru si conciliante! Aux hommes mariés qui arrivent à la soixantaine, je leur dis de ne pas dormir sur leurs lauriers et de prendre quelques précautions pour continuer de bien tenir les rênes du couple. C’est fou quand même de ne plus avoir le droit de changer la position des meubles, ou de demander des comptes détaillés sur les achats, ou de critiquer les menus, ou quoique ce soit, chez soi! Bref, j’espère que nous finirons par en avoir marre de notre exagération à vouloir à tout prix ne pas céder du terrain sur du menu fretin domestique. Et puis, j’atteste qu’entre nous, cela va un peu mieux depuis l’allègement de la situation lourde d’interdictions de se déplacer, de gestes barrières et tutti quanti.
Revenons maintenant à ce mois de Ramadan que j’ai attendu impatiemment mais qui ne se déroule pas comme ceux d’avant. Pas parce que je me passionne pour la rupture du jeûne en dehors de chez moi, ni parce que je ne suis plus resté enfermé en tête à tête avec ma femme. Non, pas du tout. Très honnêtement, je vous le dis, j’ai toujours été de ceux pour qui bosser avec rigueur, jeuner toute la journée et prier le soir, s’était avéré particulièrement difficile. Je souffrais surtout de ne pas dormir assez et du changement radical du train-train habituel et puis c’est tout. Pour sûr que si l’on est accro au café, à la cigarette, à la bouffe et autre…Cela se passe de commentaires. Quant à manger dehors, cela n’a jamais été compatible avec mes us et coutumes du mois sacré.
Bon mais, en ce qui me concerne, depuis que je suis à la retraite, je ne peux absolument pas me plaindre de ce qui m’éreintait autrefois en cette période auguste de l’année. Il y a seulement, voyez-vous, que les deux autres Ramadan où l’on était confiné, ma distraction favorite d’avant «l’ftour» je la savais inexistante pour des raisons assez évidentes.
Figurez-vous que tous les mois de Ramadan passés et ce, depuis mon adolescence, j’ai toujours adoré l’ambiance qui se déroule tout juste après la prière de «l’asr», c’est-à-dire les 4 heures environ avant la rupture du jeûne. Déjà très jeune avec mes camarades du derb, nous ne nous lassions pas en cette période exactement d’aller mater du côté de ceux qui exposaient leurs marchandises. C’est que c’est à ces endroits précis qu’il y avait du spectacle. Quel genre vous me demanderez? Je vous répondrai immédiatement : -mais les échauffourées très agressives qui éclataient pour trois fois rien, voyons! D’elles, nous en raffolions et pas que pour apprendre l’usage du langage acerbe et grossier populaire banni dans nos maisons. Généralement, on se plaçait en retrait adossés à n’importe quel mur du centre pour être sûrs de n’en rater aucune. Les scénarios ont toujours été palpitants de rebondissements, ils nous faisaient oublier à quel point nos estomacs criaient famine à cette heure de la journée.
Il n’y avait jamais eu de mort durant ces altercations, mais parfois il arrivait qu’un fou furieux d’enragé pouvait se saisir d’un couteau, ou d’énormes caillasses, de poids pour peser, d’un bout de verre tranchant et de s’en servir comme arme. Que le sang coule nous indiquait à nous plus qu’aux autres qu’il fallait déguerpir dans la seconde. Et ce, à cause de l’inimaginable pagaille que cela foutait dans les lieux. L’hystérie des gens agités par la peur de se prendre un coup, ça craignait vraiment. On courrait le risque d’être sauvagement piétinés. Faut dire aussi que nous n’avions pas besoin d’aller si loin pour assister à des bagarres de jeuneurs en manque de leur addiction. Dans notre quartier, il y en avait presque tous les jours en ce mois sacré. Nous connaissions parfaitement les agitateurs et assister à leurs chicanes était dangereux. Les parents nous l’interdisaient formellement par peur d’éventuelles représailles de ses tarés qui spéculaient selon leur imagination débridée sur n’importe quel détail. Je dirai qu’avec ces gugusses dans les parages, même nos chamailleries de jeux de foot devant les portes de nos maisons nous avaient attiré quelques mémorables ennuis avec eux. Mes camarades et moi-même préférions toujours quitter le derb, à ces heures fatidiques proches du «ftour».
Décrétée comme règle durant ce mois, nous n’allions plus jamais nous en débarrasser.
Et, une fois marié, je ne m’en suis certainement pas défait. Chaque mois de Ramadan, toujours après le boulot, j’allais directement chez moi non pas pour dormir, mais pour me débarrasser de mon costard et enfiler ma gandoura. Et les weekends, je faisais pareil. A la hâte, j’allais déambuler dans les ruelles de ma médina ou dans n’importe lequel petit marché ou espace très achalandé. Vous l’avez compris, mon kif à moi, ce n’est pas d’acheter des fruits ou tout ce qui se propose comme victuailles, mais d’assister aux bagarres. Je ne me lasserai jamais de voir comment elles démarrent, comment elles se déroulent et comment elles se terminent. Quel délice pour moi que d’assister à ces prises de becs où les gens pour se défendre à tort ou à raison se balancent les pires insanités qui existent avant d’en arriver aux mains!
Ah, quand il arrive que des âmes charitables se croient dans le devoir de faire cesser les querelles, c’est justement là que je me meurs d’enchantement. Je jubile vraiment de satisfaction quand elles finissent par se retrouver elles aussi mêlées à ce brasier. Holala, quelle splendeur pour mon voyeurisme, quand il y a encore plus de monde qui hurle et qu’il y a une foule qui s’arrête pour regarder, commenter. Je suis dans la totale extase de zyeuter ces bouches qui écument de colère, et parfois ces vêtements qui s’ôtent ou ces poings qui se balancent.
Je vais vous faire une confidence, il m’est arrivé aussi souvent, avec de simples mots ou un geste, de rallumer une mèche qui a failli ne pas exploser. Je suis comme ça, on ne se refait pas et que cela plaise ou non, à moi cela m’enchante. Je vous jure que ces spectacles, ils m’ont manqué durant ces deux années.
Or, aujourd’hui, il y a un changement et je n’y comprends que dalle. C’est cela qui me siphonne particulièrement !
Le problème est que depuis deux semaines déjà, il ne se passe rien! Et je peux vous assurer que je me suis bien promené ces jours derniers, histoire de rattraper le temps perdu. Je ne sais pas ce qui se passe mais les gens sont bizarrement trop tranquilles.
J’ai essayé d’en allumer quelques-uns en stationnant à l’entrée de leur garage et en ne bougeant pas, même s’ils klaxonnaient à fond la caisse. Ils avaient râlé un peu sans plus et cela m’a vexé qu’ils ne viennent pas jusqu’à ma vitre pour m’insulter. Ils m’ont privé de ma foule et de la «foda» qui aurait été perpétrée par ces autres qui n’ont rien avoir avec notre problème. Pareil quand j’ai eu droit à quelques réflexions sans animosité en ne respectant pas l’ordre d’une file à la caisse d’une supérette.
C’est une première dans ma vie qui me trouble vraiment. Mais, attention je ne désespère pas pour autant, vu que j’attends les derniers jours du mois pour aller me rincer l’œil dans les boulangeries-pâtisseries. Là, si rien ne bouge, j’en tomberai malade je vous le jure!»
Mariem Bennani