Le handicap passe, mais le reste?

Amina, 30 ans, travailleuse agricole saisonnière, raconte l’arrivée d’un enfant handicapé dans le foyer de sa voisine et meilleure amie et le combat de cette dernière.

«Je vis dans un douar situé à plusieurs kilomètres de la capitale. Beaucoup de familles y vivent et travaillent dans les champs agricoles avoisinants. Il y a quelques années, ma voisine et amie a donné naissance à son dernier enfant né handicapé avec plusieurs malformations. Il semblerait que cela était dû à un contact avec des produits chimiques, peut être des pesticides, durant sa grossesse. Ce n’était pas le premier enfant de cette jeune femme envers qui j’ai la plus grande estime et un fraternel attachement. Elle en avait déjà eu deux, ceux-là sont en excellente santé physique.
Mon amie Rahma est une jeune femme d’une extrême générosité. Depuis que je la connais, je n’ai pour ainsi dire jamais eu d’altercation avec elle. Bien au contraire, notre amitié est soudée, nous sommes comme deux doigts d’une main. Elle a toujours été une confidente et une aide secourable. Nous nous sommes toujours entraidées dans des situations particulières, dans nos tâches ménagères, la garde de nos enfants, nos fêtes et même pour nos miséreuses épargnes. Nous nous sommes inlassablement soutenues en nous organisant pour aller travailler, un jour elle, l’autre moi. Il faut avouer que pour améliorer notre quotidien si dur, nous ne pouvons pas compter sur un seul revenu, celui de nos maris. Rahma symbolise pour moi la patience et la foi incarnée. D’ailleurs mes enfants sont toujours ravis de passer du temps chez elle. J’ai maintenant la certitude que c’est un ange qui n’a pas été épargné par les coups du sort. Mais elle tient le coup et continue de lutter en silence.

Je me souviens de ce jour terrible où elle avait eu ses contractions et qu’elle devait accoucher sur le champ. C’était à moi d’aller chercher la «kabla» (sage-femme) cette fois ci, chacune son tour. Tout comme je l’avais déjà fait pour ses premiers enfants et tout comme elle l’aurait sans aucun doute fait pour moi. Je m’étais donc mise en devoir d’aider la sage-femme. Je préparais et rapportais tout ce qu’elle me demandait. Dans cette fébrile précipitation, je marmonnais comme à mon habitude des phrases comiques. Je le faisais aussi pour détendre l’atmosphère. Dans mon débit de sottises, j’avais balancé à mon amie cette phrase qui est restée jusqu’à maintenant suspendue dans ma mémoire. Je lui avais dit de nous épargner les cris et de vite nous montrer l’affreux visage de cet enfant qui ressemblerait encore une fois à la tête de veau de son mari. Nous avions pour habitude de bien rire en cassant du sucre sur le dos de nos époux. Il ne m’avait fallu que le temps d’aller chercher la bouilloire, pour ne plus l’entendre hurler. A mon retour, je trouvais la vieille kabla bien que brune, blême, tenant entre ses mains un bébé au visage monstrueux avec un corps déformé. Je n’en croyais pas mes yeux, je sentais mon cœur cesser de battre. Je repris difficilement mon souffle et mes esprits. Nous étions en plein été, la chaleur était infernale, pourtant je sentais un froid glacial me transpercer les os jusqu’à me paralyser. Ce n’est qu’en titubant et en tremblant que j’allais voir mon amie pour l’aider à se relever de sa délivrance. Je ravalais mes sanglots en tentant d’éloigner mon regard de cet enfant que la kabla était forcée de laver, langer et habiller. Elle l’enroula dans un petit drap et le déposa sur les couvertures. Lorsqu’elle entreprit de s’occuper de mon amie, je courus chez moi et me mis à sangloter tellement fort que nos enfants et ma sœur avaient accouru. Ils me questionnaient avec insistance pour savoir ce qui se passait. Aucun mot ne put sortir, je ne cessais de pleurer. Comment faire pour annoncer cette nouvelle à tout ce petit monde excité par l’arrivée d’un nouveau-né? Lorsque je revins chez mon amie, je trouvais une ambiance de deuil: le mari de Rahma était là, son enfant dans les bras, effondré, étranglé par les sanglots. La kabla pleurait aussi. Moi non plus je ne pouvais me retenir devant ce tableau. Nous avons arrêté de pleurer lorsque Rahma nous a appelés. Elle demandait à voir son enfant. Son mari, comme un automate, le lui a tendu et est tombé sur les genoux à son chevet, suffoquant de pleurs. Je n’avais jamais vu de scène aussi affligeante. Rahma, avec courage, prit son enfant, l’examina longuement et l’embrassa. Elle nous ordonna de cesser de pleurer et nous dit que nous ne devions pas. Ensuite, elle le serra contre son cœur et remercia le Seigneur de ce qu’il lui avait donné. Elle le déposa à ses côtés avec une infinie tendresse. Depuis ce jour, je ne l’ai jamais vue faire autrement, malgré toutes les difficultés qu’elle peut avoir pour le calmer, le nourrir, l’habiller, le transporter et même de lui assurer un suivi médical. Elle continue d’essayer d’alléger le mal et les complications de son enfant dus à ses nombreux handicaps. Pour cela, elle n’hésite pas à voyager et parcourir des kilomètres avec lui sur son dos. Rahma et son mari même, s’ils ne sont pas du tout fortunés, n’ont jamais cessé de faire plus que leur possible pour que leur petit ne soit pas privé de soins. Leurs enfants aussi ne délaissent jamais leur frère. Je le remarque à chaque fois qu’elle me les laisse pour qu’elle puisse aller travailler. Aujourd’hui à 7 ans, le pauvre petit souffre encore et toujours terriblement. Il ne cesse de pleurer de jour comme de nuit. Il ne peut ni parler, ni marcher; il se déplace difficilement avec l’aide de ses deux bras tordus en traînant des jambes inutiles. Je n’ai jamais entendu mon amie se plaindre, ni le délaisser, il est la prunelle de ses yeux. Je l’ai vu faire des kilomètres à pieds sous un soleil de plomb ou dans le froid avec son enfant sur le dos pour aller prendre un grand taxi et ensuite de s’y entasser avec des passagers mal éduqués, sans la moindre pitié et qui ne se gênent pas pour la bousculer, elle et son enfant. Parfois, certains chauffeurs lui refusent l’accès de leur engin. Il lui faut aussi prendre un petit taxi pour se rendre à la gare.
Alors que je l’accompagnais dernièrement, pour la première fois, je me suis rendue compte de ces autres souffrances qu’endurait mon amie. Ce qui est admirable, c’est que pas une fois elle ne s’est fâchée. Il lui importait seulement de continuer sa course interminable. J’ai vu aussi comment elle était traitée dans le train. Au lieu de lui céder la place, certains la dévisageaient avec insistance, elle et son enfant, comme des bêtes de cirque. Nous sommes restées debout durant tout le trajet. Après, une autre course nous attendait pour enfin arriver au centre de soin. Là encore, pas d’apaisement. Elle avait été houspillée dans les salles d’attente par des patients qui ne supportaient pas les pleurs du petit. Après avoir fait une fois seulement avec elle ce coûteux circuit de l’enfer qui dure depuis 7 ans, c’est moi qui me suis retrouvée malade, parce que je n’en ai pas digéré le déroulement du voyage. Depuis, je me fais un sang d’encre à son sujet. Je ne sais si elle pourra garder encore longtemps ce rythme infernal. Si seulement la hargne des autres lors de ses déplacements pouvait lui être évitée. Elle et son enfant méritent au moins de circuler dans un peu plus de dignité!».

L’enfant ou le travail ?

Mariem Bennani

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