Football | «La violence n’est que le reflet des maux qui rongent notre société»

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Entretien avec Abderrahim Bourkia sociologue, consultant en déviance et contextes sociaux et professeur à l’Institut des Sciences du Sport de l’Université Hassan 1 à Settat.

Le tribunal de première instance de Rabat a condamné récemment huit supporters à des peines allant de 4 mois à un an de prison ferme pour leur implication dans des violences ayant émaillé en mars dernier le match de football AS FAR-MAS. Les images des supporters envahissant la pelouse du Stade Moulay Abdellah à Rabat marquent toujours les amateurs du ballon rond. Des scènes qui ont même pu faire peur à ceux qui ont constaté que les affrontements entre les Ultras dans les stades se prolongent, également, dans les quartiers. Le sociologue Abderrahim Bourkia revient pour Le Reporter sur ce phénomène de la violence qui s’intensifie dans le football marocain.  Entretien.

Le tribunal a condamné récemment huit supporters à des peines allant de 4 mois à un an de prison ferme pour leur implication dans des violences ayant émaillé en mars dernier le match de football AS FAR-MAS à Rabat. Que pensez-vous de ce jugement? 

Je suis pour la sanction à l’égard des personnes impliquées dans les actes de violence. Cependant, il faudrait bien s’assurer qu’il s’agit vraiment de «malfrats» et pas que le chef d’accusation soit «être membre d’un groupe ultra» ou «faire partie du noyau dur». Envoyer des innocents derrière les barreaux n’arrange pas les choses. Au contraire, il accentue la méfiance voire même la non-confiance dans la justice, ce qui est contraire à l’esprit de la loi. 

L’incident a fait plusieurs blessés et causé des dégâts matériels….Pour certains, il devait y avoir des sanctions beaucoup plus dures. Qu’en dites-vous?

Je ne suis pas spécialiste en matière de sanctions coercitives mais j’opte davantage pour l’exemplarité dans les sanctions. Encore une fois j’insiste sur le fait de bien s’assurer que ceux qui sont arrêtés ont été interpellés en flagrant délit, ou que les caméras de la vidéosurveillance les ont filmés, ou qu’une enquête bien diligentée par les éléments de la sûreté nationale a révélé qu’il s’agit vraiment de « malfrats ». Sanctions dures ou pas, cela dépendra de la nature du délit commis. S’il s’agit vraiment de mineurs, à mon avis, s’il s’avère que c’est leur première fois, il serait préférable de ne pas prendre le risque de les désocialiser davantage et de les couper de ce qui les cadre encore, à savoir leur famille, le collège, le lycée et leur vie sociale. Autrement, on les condamne à jamais. Sachant, par malheur, que la prison fabrique elle-même de la délinquance et qu’un jeune qui a été condamné à de la détention n’en ressort que plus faible psychologiquement et plus déstructuré socialement, donc plus dangereux pour lui et pour les autres à sa sortie. En tout cas, un jeune mal influencé qui a commis un délit mineur, par imitation et par rite de cet univers encore obscur des ultras, au lieu de payer le prix fort, devrait se voir assorti d’un avertissement suffisamment décourageant pour qu’il ne renouvelle pas d’actes de violence et, pourquoi pas, des travaux d’utilité publique. D’ailleurs, je suis généralement pour les travaux publics forcés du prisonnier ; et bien évidement les sévères sanctions à l’égard des récidivistes.

Les mesures prises après les incidents de Rabat étaient-elles à la hauteur ? Quelles sont les autres pistes de réflexion qui vous paraissent plus intéressantes pour que ce genre d’incidents ne se reproduise plus?

Oui bien évidement. Les condamnations qui sont tombées : peines d’emprisonnement et amendes devraient dissuader les auteurs des actes de violence. Les clubs ont été lourdement sanctionnés. Même si personnellement, je ne suis pas tout à fait pour la sanction des clubs qui sont impliqués indirectement ou pas forcément dans ces actes et subissent eux aussi les aléas d’autres facteurs. A savoir un bureau qui n’est pas homogène, des conflits d’intérêts entre les membres du comité, instrumentalisation des uns et des autres…. Ils jouent à huis clos et payent de grosses sommes comme amende et surtout interdiction de déplacement de leurs supporters qui les privent d’un appui majeur. Cependant, sanctionner n’est pas toujours la solution. C’est comme si on gagnait du temps. On réagit après coup à chaque fois. L’approche sécuritaire est capitale et d’une importance fondamentale sans discussion. Mais il faudrait combiner avec des mesures préventives en amont. Surtout au niveau de la gestion du public. Il ne faut pas miser sur le tout sécuritaire et je suis pour une approche sociale qui accompagne tout cela. La prévention socioculturelle est recommandable, voire capitale, pour endiguer cette violence autour des stades, laquelle n’est que le reflet des maux de notre société. Et il est malheureux de voir ce genre d’incidents ternir l’image du football national. Il faut appréhender cela comme la manifestation du dérèglement social. Certains de ces individus n’en sont pas à leur coup d’essai, et trouvent leurs motivations dans un autre espace-temps. Les facteurs sociaux sont nombreux: chômage, situation familiale, échec scolaire, habitat insalubre, absence de perspectives, etc. Il est temps de prévoir en amont et employer les outils préventifs.  

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Généralement, ces actes de déviance montrent une certaine désorganisation sociale et aussi l’émergence d’une sous-culture où l’usage de la violence n’est pas exclu pour certains individus. Pour eux, s’adonner à des actes de violence serait une manifestation collective de domination et de virilité qui correspond à une logique d’auto-valorisation faute d’autres modes de distinction. On peut parler davantage du concept «d’anomie» qui résulte du fait qu’une société peut proposer à ses membres certaines fins sans leur donner les moyens de les réaliser. Ainsi, la réussite sociale est une fin que la société industrielle impose à ses membres. Mais en même temps, de nombreux individus, par la situation sociale dans laquelle les place leur naissance, ne peuvent réaliser cette fin. D’où l’apparition de plusieurs types de conduites déviantes.

Que révèlent ces actes ?

Ces actes délibérés révèlent une déstructuration des liens sociaux en général parmi la jeunesse marocaine et expriment une partie des tensions de notre société. Certaines valeurs de la rue ont pris le dessus sur les valeurs traditionnelles que sont par exemple le respect mutuel et la notion de fraternité. Une culture de la violence tout d’abord symbolique est venue ébranler le bon sens et la moralité. Les valeurs habituellement véhiculées par la famille, l’école ou les institutions qui devraient jouer le rôle de la socialisation sont en perte de vitesse voire même dépassées. Tout cela appelle à une démarche qui s’appuie davantage sur l’éducation, la responsabilisation, et surtout, l’accompagnement et l’encadrement des jeunes et moins jeunes et des supporters. D’où le rôle capital des agents de la socialisation, à savoir la famille, l’école, les maisons de jeunes. Tout cela passe par une véritable politique vers et pour les jeunes. Et tout d’abord appliquer l’arsenal juridique qui tend à lutter contre la violence des stades et revoir le rôle des acteurs/intervenants qui gèrent le spectacle footballistique car les problèmes de la gestion sont légions.

Nous avons toutes et tous vu le déroulement de la soirée du match barrage entre le Maroc et le Congo et les deux dernières rencontres des deux clubs casablancais dans la Champion’s League africaine. Deux tâches noires qui s’ajoutent à la première rencontre de la sélection qui en dit long sur « Nous Marocains », nos manières d’être, sur l’état d’esprit en ce qui concerne les valeurs de la citoyenneté et du vivre d’ensemble. On gagne davantage à jouer la clarté, la transparence, la responsabilisation et l’application des lois. Car se contenter de pointer du doigt les supporters et d’éviter de se poser les bonnes questions sera un manque à gagner et prendra davantage en otage le spectacle footballistique.

Malgré les outils réglementaires et législatifs dont dispose le Maroc, on a un phénomène de violence qui s’intensifie dans les stades de foot, aux abords des stades, pendant et après les matchs… Des bagarres opposent fréquemment les ultras des deux clubs phares de Casablanca, le Wydad et le Raja, y compris en dehors des stades. Que se passe-t-il parmi les supporters de football ? Comment expliquer cette montée de violences dans le football marocain ? 

Tout d’abord, récemment, je ne pense pas que les ultras ont été impliqués dans les derniers actes de violence mais ceux des autres villes dont Rabat. Au contraire, les supporters des deux clubs locomotifs du football marocain, qui s’appuient sur une large popularité à travers toutes les villes du Royaume, se sont livrés à une autre forme de compétition. Celle de la créativité aux gradins avec des chants, des slogans et des tifos.

Et pour donner des éléments de réponse sur l’apparente montée des actes de violence, cela n’est que le miroir de notre société. Ces jeunes sont un produit social comme d’autres. Produit d’une éducation, d’une école et d’un laisser aller général. C’est en quelque sorte l’expression d’une certaine errance socioéconomique d’un nombre considérable de jeunes, issus des quartiers populaires et de familles défavorisées, qui sont en effet en proie à de vives inquiétudes et aux problèmes sociaux actuels liés au chômage, à la pauvreté, à l’exclusion, au mépris, à l’incompréhension, au manque d’intégration, ou bien au rêve de la fuite vers l’eldorado occidental. Mais au-delà de cela, les violences aux abords des stades mettent à l’épreuve l’homogénéité de la société marocaine, ses insolites formes de cohésion et d’hétérogénéité, et leur véritable dynamique, ses figures de socialisation et de sociabilité. Au fond, c’est plutôt le recul des valeurs, ou on peut dire carrément que les valeurs sont inversées. Là, j’évoque le travail de Howard Becker «Outsider» où on parle de carrière chez les personnes déviantes qui ne se reconnaissent pas ou plus dans les conventions sociales. Ces jeunes ne se reconnaissent plus ou peu dans les règles sociales étant donné que pour eux, aujourd’hui, une personne qui a écopé d’une peine de réclusion sera bien vue par ses acolytes. Nous nous trouvons devant la mise en avant de nouvelles valeurs, à savoir l’apologie de la violence, la virilité et l’agressivité. Ces jeunes subissent une mauvaise influence et s’adonnent à de nouvelles pratiques d’échange social et à d’autres formes de communication. Et ce que l’on a  n’est que le reflet des maux qui rongent notre société depuis des années. Car ce même corps social les rejette, et on peut même ajouter le manque terrible d’empathie envers l’autre vulnérable, qui fait naître la frustration, la violence et la fait perdurer.

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On se focalise davantage sur ce type de violence et on oublie les responsables de la gestion du spectacle footballistique qui n’assurent pas leurs taches et cela à mon avis est une épine à prendre au sérieux pour assainir l’environnement du football national et véhiculer une bonne image sur «Nous» en tant que Nation de football. Et surtout, en fin de compte, donner confiance aux jeunes, investir davantage en eux et leur garantir une éducation correcte, un accès gratuit au sport, à la culture et une formation adéquate pour l’employabilité ; un accès à la culture aussi. Si nous voulons une société confiante en elle-même et capable de relever les défis futurs.

Ce déchaînement de violences fait-il craindre le pire dans les années à venir? Doit-on s’interroger sur les résultats de la politique de répression marocaine?

Qu’est ce que vous voulez dire par la politique de répression? La répression de la criminalité et garder la paix et l’ordre public, c’est ça? Vous voulez parler de la répression du trafic de drogue, de racket, et du vandalisme ? Je suis quelqu’un d’optimiste et n’aime pas les prémonitions de malheur. Je n’irai pas jusqu’à dire craindre le pire parce que l’appareil sécuritaire est là et il fait bien son travail dans le maintien de l’ordre. Ce n’est pas évident de gérer une «foule sentimentale» composée de milliers de supporters. Mais on a les moyens et les forces de l’ordre sont rodés à gérer les spectacles footballistiques. Un stade n’est pas facile à gérer. C’est une corvée et une grosse charge pour les éléments des forces de l’ordre. Et ils ne sont pas les seuls qui s’occupent de la gestion du spectacle footballistique. Il y a d’autres intervenants. Nous avons les responsables des clubs, les gestionnaires du stade, les responsables de la fédération et les pouvoirs publics, sans oublier le facteur clé qui est le public, client et consommateur qui doit être accueilli comme tel, avec des services corrects: places, buvettes, et espaces sanitaires conformes aux standards. Et si un acteur ou un élément est défaillant ou n’assure pas sa mission comme il faut, la gestion du stade et son spectacle devient difficile et donnera davantage du travail à un autre acteur du spectacle.

En revanche, on ne peut pas continuer à se voiler la face et dire que c’est le stade qui fabrique d’une manière endogène cette violence ou imputer la responsabilité aux groupes des supporters ou autre. Il est temps de se poser les bonnes questions et de trancher sur ce qu’on veut vraiment. L’arsenal juridique est là, il faut l’appliquer et couper court avec les pratiques illicites: les passes droit, les gens qui accèdent au stade parce qu’ils connaissent un tel ou un tel…etc. Je réitère ce que j’ai dit au départ. Il faut trouver la bonne combinaison entre l’approche sécuritaire et sociale: une démarche qui s’appuie davantage sur l’éducation, la responsabilisation, et surtout, l’accompagnement et l’encadrement des supporters. D’où le rôle capital des agents de la socialisation, à savoir famille, école, maison de jeunes. Tout cela passe par une véritable politique vers et pour les jeunes. Je plaide pour une politique pour les jeunes.

Entretien réalisé par Naîma Cherii

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