Moi, l’épicier confiant…

Il a 56 ans, il est épicier depuis l’âge de 6 ans. Comment a-t-il fait pour être seul à devoir payer pour les plus riches de ses clients? Son histoire ne manque pas de piquant.

«Je me souviens avoir été l’apprenti et l’aide de mon père dans son épicerie à Casablanca, depuis mon plus jeune âge: depuis l’âge de 6 ans ou même moins. Mes sept frères et moi y sommes passés, c’était indiscutable et obligatoire. Certains d’entre-nous n’ont pas poursuivi leurs études, d’autres oui. Nous sommes deux à avoir continué à être épiciers. Les autres sont aussi des commerçants, mais dans d’autres secteurs comme le textile, la librairie ou la parfumerie.
J’ai eu une adolescence très difficile; je refusais en bloc l’autorité paternelle. Ce qui a engendré de façon inévitable une mésentente absolue avec mon père qui n’était pas du tout le genre à parlementer, ni à me traiter avec compassion et douceur. Je n’étais pour lui qu’un ingrat, de la mauvaise graine. De ce fait, il fallait que je quitte l’épicerie parentale et même la maison. Parce que, pour lui, si je tenais tête, c’est que j’étais un homme après tout. Les choses n’ont pas été faciles pour que je survive et qu’un jour je puisse à mon tour réunir les fonds nécessaires et m’installer à mon compte.
Après avoir été jeté du cocon familial, j’ai énormément galéré en travaillant çà et là, très souvent pour trois fois rien. J’ai survécu à de dures conditions de vie, une misère extrême. Ma mère, qui souffrait terriblement de me savoir à la rue sans ressources, avait tout fait pour me retrouver. Elle m’avait trouvé un refuge chez une vieille tante à Rabat.
Rapidement, grâce aux connaissances de cette femme admirable que je n’oublierai jamais, je trouvai une place dans une grande épicerie du centre. Nous étions plusieurs à y travailler, c’était une affaire prospère. J’y ai passé une dizaine d’années. Cette épicerie avait une clientèle fidèle et irréprochable qui payait ses commissions, même celles à crédit. Tout ce que je gagnais, je le remettais à ma tante qui était une sorte de seconde mère pour moi. Son mari était décédé depuis des années, elle n’avait pas eu de garçons, seulement des filles, toutes mariées. Pourtant, elle refusait catégoriquement toute aide de ma part, m’expliquant que ses filles ne la privaient de rien et qu’elle était bien contente de pouvoir partager les dons de Dieu. Plusieurs années passèrent. Un soir, parce qu’elle ne se sentait pas bien, pensant que sa mort était proche, elle me remit mon pactole. La somme était si impressionnante que le soir-même je pris la décision de chercher à m’installer à mon compte. Je mis quelques semaines à trouver un minuscule garage dans un quartier populaire de la périphérie. Je démarrai avec des denrées indispensables et, peu à peu, ma clientèle s’est étoffée. Bien sûr, mon commerce n’a vraiment marché que grâce à l’habituelle option crédit avec «carnet», sans oublier que j’étais l’épicier le moins cher de tout le quartier. Il n’était question que de quelques centimes de moins. Je me suis bien appliqué à faire comme chez mon père et mes employeurs: je fournissais à crédit des denrées alimentaires de base à des clients réguliers qui habitaient dans le coin et en qui j’avais confiance. Des gens pauvres en majorité aux revenus très faibles qui étaient bien contents de ne payer qu’en fin de semaine, jour de leur paie. Ils payaient rubis sur l’ongle, surtout les femmes. Je n’ai jamais eu besoin d’aller frapper à leur porte. Je ne m’aventurais pas à leur concéder d’énormes provisions, pour ne pas les mettre en danger de non-paiement. D’autres ménages dont les revenus étaient mensuels, eux, s’approvisionnaient chaque fin de mois. Bien sûr, j’ai eu quelques problèmes. Parfois avec des voisins qui venaient prendre du lait ou du pain et qui ne réglaient pas, ni sur le moment, ni plus tard. Mais, je les avertissais de ne plus jamais venir chez moi sans argent. Que faire d’autre? C’était vraiment des gens d’une extrême pauvreté. Je m’en sortais aussi parce que je n’avais pas de dépenses personnelles. Je vivais sans payer de loyer, ni de nourriture, ni quoique ce soit.
Mais dans la vie, la chance n’est pas quelque chose d’absolu et définitif. Ma tante est morte deux ans après mon installation. Et tout allait changer pour moi. Lors de ses obsèques, je rencontrai un cousin éloigné qui me proposa de m’associer à lui dans une épicerie-tabac mieux située, dans une autre ville. Il m’a parlé de gains mirobolants grâce à une clientèle plus riche, mieux lotie que celle que j’avais. Pour cela, il fallait que je vende mon affaire et que j’engage dans la nouvelle tout ce que j’avais mis de côté. Tout se passa alors très vite. Je n’eus pas de difficulté à trouver acquéreur et m’installai donc dans cette ville. C’est là que je vis depuis et c’est dans cette ville que j’ai fondé ma petite famille. Notre épicerie est située dans un quartier résidentiel où, peu à peu, nous avons vu fleurir plusieurs immeubles. Nous avons été heureux de les voir se remplir de gens d’apparence aisée, qui ont dû payer très cher leur logement. Ils sont en majorité la cause de mon malheur actuel. La plupart d’entre eux sont des couples qui travaillent. Ils ont deux ou trois voitures, celle de monsieur, celle de madame et celle d’un de leurs enfants. Ils sont extrêmement bien vêtus. Leurs enfants sont scolarisés dans des écoles privées ou à l’étranger. Ils partent en vacances, célèbrent des mariages grandioses et des fêtes pompeuses. Mon aide, qui a l’habitude d’entrer dans les domiciles pour leur remplacer les bonbonnes de gaz vides, témoigne que ces gens ont des intérieurs richement meublés où les tissus de leurs salons changent souvent, sans parler de leurs cuisines dernier cri…
C’est complétement fou, tout ce semblant de fortune qu’ils cherchent désespérément à afficher! Et pourtant, ça ne les empêche nullement de venir s’approvisionner chez moi en me sollicitant de leur accorder le fameux «crédit»… Au départ, ils prennent tout ce dont ils ont besoin sans se soucier des prix, ni du montant de leur courses. Ils me demandent seulement, si je suis partant pour leur concéder ma marchandise chaque fois qu’ils le désirent, de le noter sur une fiche et m’assurent qu’ils régleront le tout à la fin du mois, si ce n’est bien avant. Il est impossible pour moi de mettre leur parole en doute, tellement ils paraissent sérieux, solennels, élégants.
Etant habitué à la vente à crédit, je me suis cru béni d’être en mesure d’écouler certaines de mes marchandises à forte valeur ajoutée qui ont coûté cher; des produits dont la consommation ou l’utilisation n’est pas destinée au consommateur moyen. Je ne pouvais pas douter de ces personnages qui avaient l’air de ne pas badiner avec leur réputation, vu leur train de vie.
Et pourtant, ce sont ces personnes qui n’arrêtent pas de jouer aux «riches», qui m’ont ruiné. J’ai été obligé de payer à mon associé tout ce qu’ils ont pris, puisque c’est moi qui les ai cautionnés. Aujourd’hui, ils me chassent effrontément lorsque je vais réclamer mes sous. Je souffre psychiquement d’avoir été roulé et souffre le martyre de tenter le recouvrement. Avec ça, il y en a qui osent encore venir chez moi pour s’approvisionner en cigarettes sans avoir payé une ardoise de 2.000 DH. D’autres ont le culot d’aller ailleurs en évitant ma boutique, jusqu’à ce que j’aille sonner à leur porte, sans succès d’ailleurs. Une fois, il y en a un qui est sorti de chez lui comme un fou, m’insultant de tous les noms, m’accusant de menteur, de voleur et répétant qu’il n’avait jamais pris quoique ce soit chez moi. Il a même menacé de faire venir la police. J’ai alors tenté de me protéger avec des chèques de caution que je réclamais aux nouveaux clients avant de leur faire crédit, parce que vendre au comptant ne fidélise pas la clientèle et ne génère que de très faibles recettes. Mais d’autres surprises m’attendaient. Plusieurs chèques ont été refusés à l’encaissement pour différentes causes. J’ai tenté le recouvrement auprès de mes clients, moi-même, parce que je n’allais pas aussi payer un avocat. Et encore, comme toujours, je n’ai eu que des promesses, du vent. Le pire dans tout ça, c’est que dans ce commerce, je suis seul à travailler avec mon aide. Mon associé tient une autre épicerie dont il est l’unique propriétaire. Donc, tous les impayés sont à ma charge et je suis, moi aussi, maintenant, dans une impasse financière. Je n’ai plus d’argent, ni pour couvrir les dettes des autres, ni pour régler la moitié des factures de mes fournisseurs. Ainsi, je vais être obligé de céder une partie, sinon la totalité de mon apport personnel dans cette affaire et perdre ce qui me permettait de nourrir ma famille et cinquante années de privations et de labeur. Je suis au bord du désespoir et je souhaite à ceux qui ont été la cause de mon malheur, d’en goûter un jour l’amertume, face à plus forts qu’eux en abus de confiance, mensonge et vol».

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Mariem Bennani

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Un commentaire

  1. j’ai lu votre histoire ,on dirait la mienne a quelque choses près.le seul facteur commun, c’est le mélange de la confiance et le commerce(de nos jours incompatible)
    mois aussi je suis élevé dans le commerce avec mon défunt père (a l’ancienne)et la source des difficultés sont dans l’éducation en général qui est très pauvre en bagage comme chez la majorité des commerçant berberts.la richesse de ma famille vient de l’exploitation des enfants qui plus tard exploitent leurs enfants et pas de possibilité d’être former a l’indépendance.parce qu’on mélange les rôles (parent et patrons)(frère et collègue)(sœur et bonne)
    avec les clients en général (ne jamais dépasser un seuil ni les dates quelque soit son grade et en exclure les produit de confort et évite l’association qui te rend responsable deux fois (un commerce c’est du mathématique pure) pour ton problème si tu peut vendre ton magasin même a perte va s’y.pour ne pas aggraver ton cas ou bien diversifie tes produits.bon courage

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